Top Gun Maverick, Les Minions 2 : il était une fois Gru, Jurassic World : le monde d’après, Elvis, Thor : love and thunder… Pour la première fois depuis le sinistre coup d’arrêt des salles imposé par la pandémie en mars 2020, le box-office américain retrouve en cet été 2022 les saveurs du monde d’avant. Une ambiance sinon de fête, du moins de quasi-retour à la normale, comme le symbolise la réouverture, ce jeudi 21 juillet, du mythique Comic Con de San Diego. Véritable Mecque annuelle de la pop culture où, pendant trois jours, des dizaines de milliers de fans se presseront pour découvrir (en présence des équipes) les bandes-annonces et extraits des films ou séries les plus attendus des prochains mois, cet événement prisé par tous les grands studios ne s’était plus tenu en présentiel depuis 2019.
Sa renaissance et sa probable fréquentation record nourrissent l’optimisme ambiant quant à l’appétit intact du public pour le divertissement et sa consommation en salle. Analyste média senior au sein du groupe Comscore Movies, l’une des principales sociétés américaines de mesure et de décryptage des entrées et audiences en télé et sur Internet, l’expert Paul Dergarabedian est formel : aux États-Unis en tout cas, les multiplexes ont traversé le plus gros de la tempête et leur avenir, pour peu que le Covid-19 ne leur joue pas un nouveau coup pendable, s’annonce plutôt radieux. De quoi tempérer les discours des Cassandre.
Le Point Pop : Quel bilan de santé à mi-parcours pour le box-office américain en 2022 ?
Paul Dergarabedian :Le 20 mars 2020 restera gravé à jamais dans ma mémoire. En l’espace de 24 heures, on est passé aux États-Unis d’environ 5 000 cinémas ouverts à seulement une petite centaine, principalement des drive-in. Soudainement, la part de ces derniers dans le box-office est passée de 3 % à 90 % des recettes et cela a duré comme ça jusqu’à l’été 2020. Mais dès cette époque, on pouvait remarquer que le public venait quand même dans ces drive-in, malgré toutes les options offertes par les plateformes de streaming et le lancement récent de Disney +, en novembre 2019. Durant cette sombre période, les drive-in ont été une balise d’espoir, l’étoile du nord des exploitants subitement confrontés à l’explosion de leurs dettes et tous ces coûts à assumer en étant fermés. Ils ont pourtant survécu, jusqu’à ce que nous retrouvions une situation quasi normale en 2022. Les affaires reprennent, c’est incontestable. À l’heure où je vous parle, nous en sommes à 4,3 milliards de dollars de recettes en Amérique du Nord (États-Unis/Canada) depuis le début de l’année. C’est une hausse de 234 % par rapport à 2021, qui a certes commencé en retard [les salles ont commencé à rouvrir en mars 2021, NDLR] et n’a vraiment trouvé son rythme de croisière que fin mai avec la sortie de Sans un bruit 2, avant d’entamer un crescendo jusqu’à la sortie de Spider-Man No Way Home. Avec plus de 260 millions de dollars de recettes, le film de Jon Watts a réalisé le deuxième plus gros démarrage de tous les temps aux États-Unis.
L’été 2022 marque donc le retour à la normale ?
Même si Marvel a un peu perturbé la tradition, la saison de l’été au box-office américain débute généralement le premier vendredi de mai et se termine le jour du labor day [la fête du travail aux États-Unis, NDLR], le premier lundi de septembre. Avant la pandémie, le total de l’ensemble de recettes salles sur la zone États-Unis/Canada oscillait autour de 4 milliards de dollars de recettes sur cette période. À ce jour, le box-office estival 2022 atteint les 2,4 milliards de dollars. Si on arrive à générer un milliard supplémentaire d’ici septembre, on frôle les 3,5 milliards et ce sera très satisfaisant. Tout va dépendre de sorties telles que Bullet Train de David Leitch et Nope de Jordan Peele.
Quel est le ratio entre les États-Unis et le Canada dans le calcul de ces chiffres du box-office ?
Le Canada représente environ moins de 10 % des recettes du box-office de la zone Amérique du Nord. Pour vous donner un exemple, entre le 1er janvier et le 14 juillet 2022, le box-office canadien s’élève à 372 millions de dollars. Aux États-Unis : presque 4 milliards.
Les salles de cinéma peuvent-elles retrouver les niveaux de recettes d’avant la pandémie ?
En Amérique du Nord, les recettes du box-office tournent traditionnellement autour d’un peu plus de 11 milliards de dollars par an. En incluant l’international, autour de 40 milliards. Le marché ne retrouvera pas ces montants en 2022, mais on s’en rapprochera probablement à 70 % ou 75 %, ce qui est excellent, considérant d’où l’on est parti ! Et n’oublions pas que l’année 2022 a commencé elle aussi en retard sur le plan de la distribution. Le début de l’année a été marqué par la prédominance d’un seul blockbuster par mois : ce fut d’abord Spider-Man No Way Home et, très progressivement, les studios ont repris confiance : Warner a sorti The Batman en mars puis, début avril, ce fut Paramount pour Sonic 2 ; Dr Strange in the Multivers of Madness en mai chez Disney/Marvel… Mais il a fallu attendre le week-end du Memorial Day [le 27 mai] pour commencer à voir une vraie proposition complète de blockbusters de la part des studios avec Top Gun Maverick, puis Jurassic World : le monde d’après, Les Minions 2, Elvis, Thor… D’ici la fin 2022, le bilan définitif dépendra des performances des challengers comme Bullet Train et Nope puis, surtout, de Black Panther : Wakanda forever [sortie le 9 novembre en France, NDLR] et Avatar : la voie de l’eau [14 décembre]. Enfin, n’oublions pas aussi que beaucoup de salles de cinéma ont fermé aux États-Unis à cause de la pandémie : même si l’on ne retrouve jamais les niveaux de box-office d’avant 2020 en valeur absolue, ce n’est pas grave. L’important sera de se concentrer sur les recettes moyennes par salle. Et elles seront plus que robustes.
Quels enseignements tirez-vous pour l’avenir de ces succès ?
Que le marché est de nouveau prêt pour accueillir une grande variété de films et que tous les types de public sont prêts à retourner au cinéma : familles, enfants, jeunes adultes, personnes plus âgées… Ils reviennent tous ! Si la contre-performance de Buzz L’éclair a fait craindre un nouveau reflux des familles, Les Minions 2 a montré tout le contraire et ce film est devenu un phénomène sur les réseaux sociaux, en partie grâce à son esprit interactif et sa drôlerie. Voilà un film destiné aux enfants mais qui a aussi séduit les ados, qu’on a vu en masse se filmer ensemble dans les salles, en pleine projection, pour faire des vidéos sur TikTok. Avec Les Minions 2, la salle de cinéma est devenue un hub d’influence virale pour les adolescents ! Cela montre aussi le caractère toujours totalement imprévisible du destin d’un film.
Au Comic Con de San Diego, tous les regards seront tournés vers Marvel Studios : en cette fin de phase 4, on a besoin de savoir où ils vontPaul Dergarabedian
Que penser du succès inattendu de Everything Everywhere All At Once, cet ovni distribué par le studio indépendant A24 et qui a franchi les 94 millions de dollars de recettes dans le monde ?
C’est un phénomène incroyable. Ce film très avant-gardiste, qui propose une approche décalée du concept de multivers, montre que les projets originaux et hors franchise ont aussi leur place au box-office. On voit ainsi réapparaître l’espoir d’une plus grande variété de films et tant mieux. Tout le monde adore les blockbusters, moi y compris, d’autant qu’ils ont fait le job en ramenant le public dans les salles. Mais personne n’a envie d’être astreint à un régime 100 % fast-food ; les films indépendants ont leur place et chaque dollar compte. Everything Everywhere All At Once en est à plus de 68 millions de dollars au box-office, c’est énorme ! Le film indien RRR a fait aussi de très bons scores chez nous, ainsi que le japonais Jujutsu Kaisen 0 distribué en mars par Crunchyroll. C’est très réjouissant de voir émerger des saveurs différentes sur le marché domestique, qu’elles viennent d’Inde, de Corée, du Japon ou d’ailleurs.
Le très attendu Comic Con de San Diego ressuscite en présentiel ce 21 juillet, pour la première fois depuis sa dernière édition live en 2019. Y a-t-il un temps fort que vous attendez en particulier ?
Le Comic Con est toujours un événement très important, parce qu’il est le seul au monde à rassembler en un seul endroit autant de fans passionnés de pop culture, les fournisseurs de contenus et les réalisateurs-créateurs de ces contenus. Après l’avoir longtemps marginalisée, les studios ont pris conscience de l’impact de cette manifestation, encore plus à l’ère des réseaux sociaux. Le feedback direct des fans sur place est toujours un indicateur précieux et Marvel a été vraiment ces dernières années à l’avant-poste. Je pense que tous les yeux vont être particulièrement braqués sur Marvel et sur ce que son président Kevin Feige aura à dire. La phase 4 du Marvel Cinematic Universe est en train de se terminer, on a besoin de savoir où ils vont, il y a des doutes sur la capacité du studio à maintenir le taux de réussite qui fut le sien avant la pandémie. Je ne suis pas inquiet sur l’avenir des films de super-héros, mais on a besoin de plus de Deadpool, de Logan ou de Joker…
Entre les succès de Spider-Man No Way Home, Dr Strange in the Multivers of Madness et Everything Everywhere All At Once, le multivers devient-il la nouvelle drogue du public ?
Il donne en tout cas l’entière liberté aux scénaristes de briser toutes les règles, de tricher avec l’espace-temps et de faire à peu près ce qu’ils veulent. Les possibilités en termes de création de contenu sont décuplées. Cette thématique permet aussi de justifier une interconnexion des récits entre grand et petit écran, comme le fait Marvel entre ses films et les séries pour Disney +. Mais une boîte de Pandore a été ouverte et attention que le procédé ne devienne pas un gimmick.
La saison estivale reste surtout marquée par l’immense phénomène Top Gun Maverick…
Quel décollage ! Avec son milliard de recettes mondiales [dont plus de 600 millions de dollars aux États-Unis, record de Titanic battu à condition de ne pas tenir compte de l’inflation], Top Gun Maverick nous laisse espérer que certaines stars peuvent encore drainer les foules. Il montre aussi que la résonance culturelle de la salle reste inégalable. Cela ne veut pas dire que le contenu destiné au petit écran, via streaming ou télé classique, ne peut prétendre au même statut qualitatif, mais l’écosystème est trop vaste. L’offre de séries et films en streaming, c’est un peu la combinaison de tous les océans et cela devient compliqué de faire émerger un contenu, comme on peut le faire en salle. La salle de cinéma reste toujours cette expérience viscérale, sur mesure, unique… Pourquoi croyez-vous que Tom Cruise a refusé obstinément de laisser Top Gun Maverick être exploité en day and date [sortie simultanée en salle et sur un service de streaming] ou de le vendre à une plateforme ? Même chose pour Barbara Broccoli avec Mourir peut attendre… Au-delà du caractère financier, le grand écran a une capacité à créer l’événement que le petit écran ne peut pas égaler.
Fin 2021, nous redoutions que le triomphe simultané de Spider-Man No Way Home et les bides consécutifs du Dernier Duel de Ridley Scott, de West Side Story de Spielberg et de Nightmare Alley de Guillermo del Toro ne sonnent la fin définitive d’un cinéma de studio plus adulte. Ce n’est pas le cas ?
Les hauts et les bas du box-office, c’est aussi ça, le retour à la normale ! Mais, oui, nos études montrent que le nom du réalisateur arrive très loin dans la liste des critères de choix pour aller voir un film en salle. Les consommateurs sont encore largement guidés par l’envie de voir des franchises. Dans ce cadre, la salle de cinéma n’est que l’une des pièces d’un plus vaste puzzle de marque. Certains réalisateurs ont encore le pouvoir d’attirer le public en salle sur leur seul nom, mais ils vivent et meurent à chaque nouveau film : Wes Anderson, Jordan Peele, Quentin Tarantino, Steven Spielberg, Chris Nolan ou encore Denis Villeneuve. Ce dernier a bien réalisé un film d’auteur à 200 millions de dollars avec Dune et il fait même la suite. Je reste optimiste là aussi.
Alors qu’en France, on s’inquiète du sort des salles de cinéma, vous prenez donc le contrepied total de ce pessimisme ambiant ?
Je ne connais pas assez bien le marché français pour m’exprimer en détail à son sujet, mais je comprends ces inquiétudes, vu le caractère sacré de la salle en France plus que partout ailleurs dans le monde. Tout ce que je note, c’est que l’an passé, les questions que le public se posait étaient davantage : « Est-ce que mon cinéma est rouvert ? Quel est le protocole sanitaire ? Devrai-je porter un masque ? » Tout sauf des questions qui suscitent l’envie de se déplacer ! Maintenant on revient aux vieux réflexes : « Cette bande-annonce est super, j’ai envie d’y aller ! » et les spectateurs répondent comme avant aux armes marketing traditionnelles. La crainte d’un nouveau variant incontrôlable du Covid-19 est la seule raison qui empêche les décideurs de cette industrie de dormir. Pour le reste, même si elles affrontent le plus gros challenge de leur histoire, la disparition des salles n’aura pas lieu. J’ai entendu tellement de gens me dire « Tu vas devoir mettre la clé sous la porte, ce business est fini ! », mais je n’ai jamais abandonné. Nous sommes, c’est vrai, au beau milieu d’une disruption majeure et tout ne sera plus exactement comme avant, mais l’industrie du cinéma a su affronter ces défis et le public n’a jamais abandonné les salles. Et le vrai patron à Hollywood, c’est lui.